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Dans mon chapeau...

Dans mon chapeau...
2 juin 2011

Une cathédrale moderniste - Carnet marocain (2)

carnet_marocainNotre-Dame-de-Lourdes, Casablanca

Ultime empreinte laissée dans la ville de Casablanca par l'administration française - sa construction fut en effet entamée en 1953 et terminée en 1956 peu après que le Maroc ait recouvré son indépendance -, l'église Notre-Dame-de-Lourdes est aujourd'hui - depuis que l'ancienne cathédrale du Sacré-Coeur est fermée au culte - le principal sanctuaire catholique de la ville. Accueillant les fidèles dans une courette ornée d'une reproduction de la célèbre grotte où la Vierge était apparue à Bernadette Soubirou, elle y déploie une silhouette de béton massive, austère et, pour tout dire, quelque peu écrasante.

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Notre-Dame-de-Lourdes, Casablanca (Cliché Fée Carabine)

L'intérieur, en revanche, est illuminé - dans tous les sens du mot - par les magnifiques vitraux conçus par le maître verrier Gabriel Loire, qui s'était pour l'occasion inspiré des traditionnels zelliges marocains. Sompteux, ces vitraux justifient à eux seuls la visite.

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Vitrail de Gabriel Loire, Notre-Dame-de-Lourdes, Casablanca (Cliché Fée Carabine)

Le carnet marocain

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31 mai 2011

"Sur l’Ararat, tout est tradition..."

"La légende du Mont Ararat" de Yachar Kemal41G4F3F5D4L__SL500_AA300_
3 étoiles

Gallimard/Du monde entier, 1998, 144 pages, isbn 2070746046

(traduit du Turc par Munevver Andac)

Impression mitigée pour cette première étape d'une découverte, cette première rencontre avec un auteur que je n'avais encore jamais lu, et qui m'a laissé au final de ces deux mois qui lui étaient consacrés sur Lecture/Ecriture, une impression... à tout le moins très mitigée.

Par un beau matin, un cheval blanc richement harnaché s’est présenté à la porte d’Ahmet, modeste berger du Mont Ararat. Par trois fois, Ahmet l’a éloigné, et par trois fois, le cheval est revenu, s’affirmant ainsi comme un don du ciel qui, selon la tradition, ne pourra en aucun cas être rendu à son ancien propriétaire. "Sur l’Ararat, tout était tradition et personne ne pouvait s’écarter de la tradition." (p. 57) Cette coutume a donc pour les montagnards force de loi, mais Mahmout Khan, le cruel pacha de Beyazit, légitime propriétaire du cheval blanc et homme de la plaine, ne l’entend pas de cette oreille. Entre les montagnards et le pacha, le conflit est désormais inéluctable, et il ne fera que s’envenimer davantage lorsque Gulbahar, la fille du pacha, tombée amoureuse d’Ahmet emprisonné dans le cachot du château de son père, se mettra en tête de sauver le jeune homme d’une mort certaine.

"La légende du Mont Ararat" ne laisse à son lecteur guère d’espoir d’assister à un happy end. Et il faut sans doute porter au crédit de la réelle puissance de conteur de Yachar Kemal l’envie irrépressible que l’on a de tourner une page après l’autre, et jusqu’à la dernière, de ce bref récit. Mais pourtant... Une fois tournée cette dernière page, force m’est de reconnaître que je suis loin d’être tout à fait séduite, voire même un peu agacée par la litanie des "comme" répétés çà et là jusqu’à satiété – à croire que Yachar Kemal ne connaît pas d’autre formule pour introduire une métaphore -, et par ces personnages brossés à gros traits, taillés à l’emporte-pièce mais sans vraie profondeur, avec à leur tête Gulbahar la Souriante, surnom dont l’ironie – involontaire? – prête en effet à sourire se trouvant ainsi accolé au prénom d’une héroïne qui passe l’essentiel du livre à se morfondre et à pleurnicher.

Extrait:

"L’Ararat est un univers à part, majestueux et grave, qui domine notre univers à nous. La plupart du temps, son front se perd dans les nuages. Parfois, des pluies d’étoiles viennent prendre la place des nuages. Des étoiles en masses, qui tournoient, s’envolent en tempête. Après les longues nuits, le soleil surgit brusquement sur le flanc de la montagne, comme un brasier écarlate.
La nuit, l’Ararat paraît encore plus grand, plus massif et majestueux. Vous avez l’impression que le monde entier n’est plus que l’Ararat. Des grondements terrifiants déchirent le silence sans bornes, d’une extrémité à l’autre de la montagne... L’Ararat bouillonne dans le silence. Par les nuits les plus sombres, l’Ararat ne s’efface pas, il ne disparaît pas dans l’obscurité, telle une autre nuit, encore plus sombre, encore plus solitaire, il avance doucement dans le ciel, en scintillant légèrement. La nuit, son aspect est impressionnant. Ses ténèbres sont épaisses comme des murailles. Dans les nuits les plus noires, sans étoiles, des grondements étouffés montent de la montagne; ils semblent surgir d’un passé de milliers d’années." (pp. 97-98)

D'autres livres de Yachar Kemal, dans mon chapeau: "L'herbe qui ne meurt pas (Au-delà de la montagne, tome 3)" et "Tu écraseras le serpent"

29 mai 2011

L'art de bien lire (2)

"Bien sûr, j’ai beaucoup lu. Mais, vois-tu, tu ne peux rien recevoir des livres si, en échange, tu ne leur donnes pas une part de ton âme – il faut, pour cela, concevoir la lecture comme un duel où l’on inflige et subit des blessures, comme un terrain où l’on se bat, où l’on cherche à convaincre ou, au contraire, on se laisse persuader pour mieux s’enrichir et entreprendre une oeuvre constructive... Un jour, je me suis aperçu que mes lectures, au fond, ne me concernaient plus. Je lisais comme le touriste qui se trouve dans une ville étrangère et qui, pour passer le temps, visite un musée où il contemple avec une indifférence polie les objets exposés. Je lisais, par devoir, les nouveautés qui défrayaient la chronique, celles dont tout le monde parlait. Ou de vieux livres, une heure tous les matins et tous les soirs, pour combler certaines lacunes de ma culture... Telle n’avait pas toujours été ma façon de lire. Il y avait eu une époque, au contraire, où la lecture représentait pour moi une véritable aventure, où la vue du dernier livre d’un auteur connu me faisait battre le coeur, où chaque nouvel ouvrage était perçu comme une rencontre dangereuse, d’où pouvaient sortir le meilleur et le pire."

Sándor Márai, "Métamorphoses d'un mariage", Le livre de poche, 2008, p. 230 (traduit du Hongrois par Georges Kassai et Zéno Bianu)

L'art de bien lire (1)

28 mai 2011

Une belle leçon d’Histoire

"De lait et de miel" de Jean Mattern31BQzJRi9VL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Sabine Wespieser, 2010, 133 pages, isbn 9782848050867 

Dans son premier roman intitulé "Les bains de Kiraly", Jean Mattern nous contait l’errance de Gabriel à la recherche de racines familiales que ses parents avaient occultées sous une chape de silence. Sans être à proprement parler la suite de ce premier livre, "De lait et de miel" nous permet de retrouver, entre les lignes, un Gabriel dont on apprend qu’il a pu enfin renouer le dialogue avec son père. Et c’est d’ailleurs ce père qui prend ici la parole, le temps d’une confession qui vient combler quelques unes des fissures que "Les bains de Kiraly" avaient tout justement laissées béantes.

Dans un savant désordre qui épouse les rythmes incertains du souvenir, Jean Mattern nous retrace donc la vie de cet homme qui, né dans une famille de la minorité germanophone du Banat – région devenue roumaine en 1919 après avoir fait partie intégrante successivement de l’empire ottoman et de l’empire des Habsbourg -, avait su échapper tout d’abord aux tentatives de l’occupant allemand pour le recruter à son profit, puis, en 1944, encore adolescent, aux représailles des troupes soviétiques, pour trouver enfin refuge en France – le pays que ses lointains ancêtres avaient quitté au XVIIème siècle pour s’établir dans cette région frontalière que l’Histoire ne devait pas épargner. En cela, "De lait et de miel" nous offre entre autres choses une belle leçon d’histoire, ramenant à la lumière ces pages méconnues que son héros lui-même, fraîchement arrivé dans une France encore profondément marquée par ses propres blessures de guerre, s’était vu contraint de laisser derrière lui: "En 1948, les plaies de mes nouveaux compatriotes étaient profondes, cela, je le compris très vite. Derrière l’apparence d’un pays libéré, pacifié par un homme d’Etat providentiel, on esquivait beaucoup de questions, ou les posait seulement à voix basse. « Collabo ou résistant », j’étais de fait exclu de ce nouveau jeu qui distribuait les loges ou les strapontins dans le théâtre de la société française d’après-guerre. Tout se passait en fonction des déchirements de l’Occupation, même si l’on prétendait le contraire. L’étranger fraîchement naturalisé que j’étais pouvait observer et compter les points, mais de par mon ignorance du passé récent des gens de mon entourage, je restais extérieur à cet étrange spectacle." (p. 35)

La leçon d’histoire est sans doute d’autant plus belle, et le roman d’autant plus fort et émouvant, qu’ils restent l’une et l’autre à hauteur d’homme, en suivant le flux et le reflux des sentiments du narrateur. La nostalgie d’avoir laissé derrière soi sa grand-mère et son ami d’enfance, Stefan, qui avait lui choisi de s’engager dans l’armée allemande. L’espoir de la rencontre avec Suzanne, la jeune réfugiée hongroise qui deviendrait sa femme : "Nous avions besoin l’un de l’autre, nous voulions vivre. Cette volonté ne nous a jamais quitté." (p. 32). L’espoir et le bonheur tranquille fracassés par la mort brutale de Marianne, leur fille aînée, dans un accident de la route. D’un bout à l’autre, l’exposé historique, d’une clarté exemplaire, reste ainsi indissolublement mêlé aux émotions de cet homme si profondément humain, aussi fragile que déterminé. Et c’est tout à la fois profondément intelligent et touchant.

Extrait:

"Jadis aux confins de l’empire habsbourgeois, après une parenthèse turque d’un siècle et demi, le Banat avait été découpé en morceaux sur les cartes d’état-major lors de la conférence du Petit-Trianon, et pour l’essentiel, la région fut intégrée à la Grande Roumanie en 1919. Mes parents, jeunes mariés, devinrent roumains du jour au lendemain, mais sans oublier la mosaïque de langues et de mythologies familiales si diverses qui remontaient pour la plupart au dix-huitième siècle. Dès 1719 la couronne viennoise n’avait pas tardé à peupler ces terres fertiles – quoique infestées de moustiques porteurs de la malaria – qu’elle venait d’arracher à l’ennemi turc, en allant chercher des colons dans le sud de l’Allemagne, en Italie, en Slovénie, mais aussi en Alsace et en Lorraine, d’où étaient partis mes ancêtres. Ma grand-mère n’avait eu de cesse de me rappeler qu’ils avaient fondé le village de Charleville dans le Banat, avant de gagner la ville - Timisoara, que les Autrichiens et les Hongrois appelaient Temesburg ou Temesvar -, et qu’ils avaient été francophones, comme sans doute vingt mille autres colons dans un océan de deux cent mille nouveaux arrivants, certes d’origine diverses mais dans leur grand majorité de langue allemande." (pp. 20-21)

Un autre livre de Jean Mattern, dans mon chapeau: "Les bains de Kiraly"

24 mai 2011

"... mais c'est un roseau pensant"*

"Le roseau révolté" de Nina Berberova410F5ECMG4L__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Actes Sud, 1993, 68 pages, isbn 2742701575

(traduit du Russe par Luba Jurgenson)

A travers les aléas de son existence, ses obligations professionnelles, ses responsabilités envers ses proches et les épreuves de la guerre, la narratrice de ce bref roman de Nina Berberova s'est toujours efforcée de préserver tant bien que mal un espace personnel, un espace de liberté où se retrouver seule face à elle-même, le lieu de sa vie intérieure. On l'aura compris, l'ombre de Pascal n'est jamais bien loin dans ce récit dont le titre-même porte son empreinte.

A Paris, juste avant cette guerre qui devait devenir la deuxième guerre mondiale, notre héroïne avait cru trouver en Einar son âme-soeur, l'homme qui partageait son attachement à cette forme de liberté intérieure. Mais la guerre est intervenue, Einar est reparti pour la Suède tandis que notre héroïne restait à Paris où elle devait prendre soin de son vieil oncle, savant renommé à la santé chancelante. Dans ce roman qui s'ouvre le soir-même de la séparation des amants, Nina Berberova nous plonge tout simplement (simplement, si l'on veut, car lorsque c'est si bien fait, c'est du tout grand art) dans les pensées, les états d'âme et les émotions de la jeune femme au cours des années de guerre, puis lorsque, le conflit enfin terminé, Einar ne répondra pas à ses lettres, et, plus tard encore, lorsque leurs retrouvailles se mueront en désillusion. Tout le charme de ce récit tient à l'élégance et à la sobriété du style, à son refus de tout pathos et à cette acuité psychologique que j'avais déjà tellement appréciée lors de ma lecture de "La souveraine" et qui me semble décidément constituer la marque de fabrique de la romancière russe. Et ce n'est que du bonheur!

Extrait:

"Depuis ma prime jeunesse, je pensais que chacun, en ce monde, a son no man's land, où il est son propre maître. Il y a l'existence apparente, et puis l'autre, inconnue de tous, qui nous appartient sans réserve. Cela ne veut pas dire que l'une est morale et l'autre pas, ou l'une permise, l'autre interdite. Simplement chaque homme, de temps à autre, échappe à tout contrôle, vit dans la liberté et le mystère, seul ou avec quelqu'un, une heure par jour, ou un soir par semaine, ou un jour par mois. Et cette existence secrète et libre se poursuit d'une soirée ou d'une journée à l'autre, et les heures continuent à se suivre, l'une l'autre.
De telles heures ajoutent quelque chose à son existence visible. A moins qu'elles n'aient leur signification propre. Elles peuvent être joie, nécessité ou habitude, en tout cas elles servent à garder une ligne générale. Qui n'a  pas usé de ce droit, ou en a été privé par les circonstances découvrira un jour avec surprise qu'il ne s'est jamais rencontré avec lui-même. On ne peut penser à cela sans mélancolie. Ils me font pitié, ceux qui, en dehors de leur salle de bains, ne sont jamais seuls." (pp. 32-33)

* "L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant.", Blaise Pascal, "Pensées"

Un autre livre de Nina Berberova, dans mon chapeau: "La souveraine".

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture

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23 mai 2011

Maroc

carnet_marocainLes villes impériales et le sud marocain (15-25 avril 2011)

Vieilles pierres ou simple 'clic', les souvenirs de ce périple marocain - qui nous a menés, au départ de Casablanca, des villes impériales (Rabat, Meknès, Fès) à travers l'Atlas et vers le Sud du pays (Erfoud, Ouarzazate, Marrakech) puis enfin vers la côte atlantique (Essaouira) - sont dispersés un peu partout. Alors, récapitulons ;-)

1. La wilaya, Casablanca
2. Notre-Dame-de-Lourdes, Casablanca

23 mai 2011

L'architecture néo-mauresque - Carnet marocain (1)

carnet_marocainLa wilaya de Casablanca

Construite entre 1927 et 1936 par Marius Boyer pour servir alors d'hôtel de ville, la wilaya (c'est-à-dire le siège de la préfecture, ou du gouvernement provincial) de Casablanca reste aujourd'hui un des beaux exemples de l'architecture art déco dont la ville - petite cité qui a véritablement commencé à se développer sous le protectorat français et notamment sous l'impulsion du maréchal Liautey - est si riche. Dominée par un campanile d'inspiration toscane, elle puise aussi aux sources de l'art arabo-andalou et des arts décoratifs traditionnels du Maroc.

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La wilaya, Casablanca (Cliché Fée Carabine)

Le carnet marocain

21 mai 2011

Ainsi vont toutes choses humaines...

"Les grandes marées" de Jacques PoulinLes_grandes_mar_es
4 étoiles

Actes Sud/Babel, 2004, 214 pages, isbn 2742706798

Par ce que le nouveau propriétaire du journal qui l’emploie à entrepris de le restructurer, un traducteur – homme aussi méticuleux que solitaire, surnommé Teddy Bear parce que TDB, Traducteur De Bandes dessinées - a accepté de cumuler avec son premier métier la fonction de gardien de l’île Madame, un îlot plutôt, posé dans les eaux du Saint-Laurent, pas très loin de l’île d’Orléans. Ce n’est pas le paradis terrestre, mais ce n’en est pas loin: en tout cas, c’est tranquille. Et cela le reste avec l’arrivée de Marie, jeune femme singulière, adepte de la lecture ralentie (si, si... vous avez bien lu: pas rapide, ralentie) et dont la petite chatte Moustache s’entend parfaitement avec le Matousalem du traducteur.

Mais alors que chaque mois, les grandes marées amènent de nouveaux visiteurs – d’abord l’épouse du patron, mêle-tout  pleine de bonnes intentions, que Teddy et Marie s’empressent de surnommer Tête Heureuse, puis l’Auteur qui recommence inlassablement la première phrase de ce qui devrait devenir Le Grand Roman Américain, le professeur Mocassin, universitaire spécialiste de la la BD, et enfin, l’Homme Ordinaire qui a manifestement raté sa vocation de G.O. du Club Med... - les travers de la société humaine organisée prennent lentement mais sûrement pieds sur l’île. Et Teddy et Marie se voient insensiblement dépossédés de leur petit coin de (presque-)paradis.

Tendres et mélancoliques comme les autres livres de Jacques Poulin, tout à la fois sauvages et câlines à l’égal des chats qui les hantent, "Les grandes marées" se teintent aussi d’une indéniable amertume. Il n’y a pas de bonheur – si modeste soit-il – qui tienne face à l’avidité des hommes, ni aux histoires plus ou moins loufoques et fumeuses qu’ils se racontent pour se dispenser de vivre, tout simplement. Ainsi vont toutes choses humaines... Et le paradis n’est décidément pas de ce monde.

Extrait:

"Vous ne m’aimez pas beaucoup, reprit-il, mais quand j’aurai écrit mon livre, je suis certain que vous allez me voir d’une autre façon. Et pas seulement vous, les autres aussi.
Marie le regarda avec curiosité:
- Comme ça, quand on écrit un livre, c’est parce qu’on veut que les gens nous aiment ?
L’auteur ne répondit pas à cette question. Il regardait fixement la fille et il avait l’air de chercher quelque chose dans ses yeux noirs. Ensuite d’une voix qui avait perdu toute agressivité:
- L’écriture, c’est une drôle d’histoire, dit-il. Je peux vous en parler si vous n’êtes pas dans le feu." (p. 122)

D'autres livres de Jacques Poulin sont présentés sur Lecture/Ecriture.

18 mai 2011

L'art de bien lire (1)

"Se forcer à lire - «lire par volonté», en quelque sorte – n'est pas plus lire que l'érudition n'est la culture. Lire vraiment est un réflexe; le lecteur-né lit aussi inconsciemment qu'il respire; et pour pousser l'analogie plus avant, lire n'est pas plus une vertu que respirer. Plus on confère à l'acte du mérite, plus il en devient stérile. Qu'est-ce que lire, en dernière instance, si ce n'est un échange de pensée entre écrivain et lecteur? Si le livre entre dans l'esprit du lecteur tel qu'il a quitté celui de l'écrivain – sans aucune des additions et modifications inévitablement produites par l'irruption de nouveaux corps de pensées -, alors il a été lu en vain. Dans ce cas-là, il va sans dire que le lecteur n'est pas toujours à blâmer. Il y a des livres qui restent de marbre – incapables de transformer ou d'être transformés -, mais ceux-là ne comptent pas en littérature. La valeur des livres est proportionnelle à ce que l'on pourrait appeler leur plasticité – leur capacité à représenter toutes choses pour tous, à être diversement modelés par l'impact de nouvelles formes de pensées. Là où, pour une raison ou un autre, cette adaptabilité réciproque manque, il ne peut y avoir de réelle relation entre le livre et le lecteur. En cela, on pourrait dire qu'il n'y a pas de critère de valeur abstrait en littérature: les plus grands livres jamais écrits valent pour chaque lecteur uniquement par ce qu'il peut en retirer. Les meilleurs livres sont ceux dont les meilleurs lecteurs ont su extraire la plus grande somme de pensée de la plus haute qualité; mais c'est généralement de ces livres-là que les piètres lecteurs recueillent le moins."

Edith Wharton, "Le vice de la lecture", Editions du Sonneur/La petite collection, 2009, pp. 8-10 (traduit de l'Anglais par Shaïne Cassim)

L'art de bien lire (2)

17 mai 2011

"Ça coupe comme un couteau"

"Coeur-saignant-d'amour" de Don DeLillo31ZX9B1E9CL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Actes Sud/Papiers, 2006, 56 pages, isbn 2742764291

(traduit de l'Anglais par Dominique Hollier)

Deux attaques cardiaques ont réduit le célèbre peintre Alex Macklin à ce qu'il est convenu de qualifier d'"état végétatif permanent" (p. 19), incapable de communiquer ou même de se nourrir. Aussi ses proches se sont-ils réunis autour de lui, dans sa maison perdue dans le désert, pour tenter de décider de son sort: son fils Sean et Toinette, l'une de ses ex-épouses, souhaitant pudiquement – ou hypocritement, c'est selon – le laisser partir, tandis que Lia, son épouse actuelle - et beaucoup plus jeune -, se refuse obstinément à envisager sa mort, rappelant en cela Lauren Hartke, l'héroïne du roman "Body Art"*, qui se trouvait elle, il est vrai, bel et bien mise devant le fait accompli de la mort de son compagnon.

Autour d'un Alex inerte dans son fauteuil, branché à une perfusion, Lia, Toinette et Sean se remémorent quelques uns des moments qu'ils ont partagés avec lui, tous trois émus au souvenir de sa passion pour les plantes et de son admiration pour leurs noms usuels, leur génie et leur puissance évocatrice – c'est d'ailleurs une variété de pavot qui donne son titre à la pièce: le dicentra spectabilis aussi connu sous les noms de coeur-de-Marie ou coeur-de-Jeannette. Mais surtout, tous trois se voient contraints d'affronter les questions fondamentales entourant le recours – ou non – à l'euthanasie. Alex est-il encore conscient du monde qui l'entoure, ou non? Souffre-t-il, ou non? Les expressions qui semblent parfois traverser son visage ont-elles une signification, ou ne sont-elles que le résultat de mouvements réflexes? Qu'aurait-il souhaité, que l'on prolonge sa vie à tout prix? Et plus important encore: les réponses à ces questions leur permettront-elles vraiment de trancher de la vie ou de la mort de leur (ex-)mari et père. En nous montrant à quel point ses trois protagonistes se retrouvent tragiquement seuls face à ses questions – seuls pour y répondre, et seuls aussi pour assumer les conséquences de leur choix -, le grand talent de Don DeLillo est de nous les présenter ici dans toute leur nudité, sans rien de péniblement didactique ou moralisateur: des êtres humains face à leurs responsabilités, et à des propensions à l'égoïsme ou à la générosité qu'il est parfois bien difficile de distinguer les unes des autres.

* La pièce et le roman se prêtent d'ailleurs à plus d'un parallèle, comme révélant deux visions radicalement différentes – et, dans le cas de la pièce, beaucoup plus réaliste - de situations en fait très semblables.

Extrait:

"TOINETTE. Je crois que nous avons parlé jusqu'à l'aube. J'aime bien ces verres. Il y a cinq, six, sept ans. Rocheuses. Plantes, arbres, herbes, arbustes. Du génie époustouflant dans les noms, il disait.
SEAN. Coussin d'or.
LIA. Ongle du chat.
SEAN. Herbe triste.
LIA. Coeur-saignant-d'amour. Nous sommes allés en Inde. Il voulait aller voir les grottes. C'est le seul voyage que nous ayons fait ensemble. Les grottes sacrées d'Ajanta, inoubliables, des grottes sculptées, peintes. Et nous étions dans un bus, nous étions presque arrivés, et nous avons vu un champ de fleurs rouges, de la famille du pavot, et il m'en a donné le nom commun. Coeurs-saignants-d'amour. Des fleurs délicates. Des fleurs pointues.
SEAN. Quel est le poète qui en a inventé le nom?
LIA. Tellement beau. Ça coupe comme un couteau." (pp. 23-24)

D'autres livres de Don DeLillo, dans mon chapeau: "Body Art", "Les noms" et "Valparaiso".

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture, où Don DeLillo était l'auteur des mois de février et mars 2011.

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