Noir, corsé... Féroce!
"Toxic Blues (Jack Taylor, 2)" de Ken Bruen
4 étoiles
Gallimard/Folio policier, 2008, 354 pages, isbn 9782070344482
(traduit de l’Anglais par Catherine Cheval et Marie Ploux)
"Après ma mise à pied, j’avais progressivement glissé dans la spirale de l’enfer éthylique. Et je m’étais installé à Galway, détective privé et foireux dont les enquêtes avaient causé plus de dégâts que les crimes qu’elles devaient résoudre." (p. 14) Ces quelques mots par lesquels Jack Taylor se présente à ses lecteurs au moment d’entamer sa deuxième enquête ne pourraient tomber plus juste: sa précédente aventure avait laissé pas mal de bleus et de cicatrices, et s’était refermée sur le départ de notre héros pour Londres où il espérait panser ses plaies et commencer une nouvelle vie. Autant dès lors annoncer la couleur d’entrée: les choses ne se sont pas passées comme prévu, et – après un mariage malheureux et une nouvelle amitié avec un policier londonien tout aussi paumé que lui – Jack Taylor ne va pas, mais alors pas bien du tout! Ce qui ne l’empêchera pas de se lancer dans une nouvelle enquête, foireuse en effet, et causant plus de dégâts qu’elle ne résoudra de problèmes: une enquête concernant les meurtres en série dont sont victimes des tinkers puisque tel est le surnom (injurieux ou presque) que l’on donne en Irlande aux gens du voyage, une enquête qui se trouvera réduite, une fois encore, à la portion congrue d’un timide fil conducteur.
Car c’est décidément le ton personnel de Ken Bruen – noir de noir, amer, d’un humour désespéré, et foncièrement féroce – qui fait la singularité et le charme des enquêtes de ce "détective privé et foireux", tout à la fois alcolo et toxico. Le ton, le regard en coulisse sous les revers de la société irlandaise – une société dont l’âme se mourait par petits bouts sous les coups d’un supposé miracle économique dans "Delirium tremens", une société dont les laissés-pour-compte reprennent ici le devant de la scène -, et l’immersion dans les livres où Jack Taylor trouve son dernier et unique refuge, lisant avec frénésie comme si sa vie en dépendait, ainsi que le lui avait prédit l’ami-bibliothéquaire de sa jeunesse, lisant avec une boulimie qui fait flèche de tout bois: Lawrence Block, Raymond Chandler, Chester Himes tout comme - ce qui est plus surprenant – l’autobiographie de Thomas Merton, moine trappiste américain et, si l’on en croit la fiche qui lui est consacrée sur wikipedia, l’un des auteurs spirituels catholiques les plus influents du XXème siècle. Voilà un plaisir de lecture dont je commence tout doucement à mesurer les effets addictifs ;-).
Extrait:
"L’enterrement était impressionnant, probablement le plus important que j’aie jamais vu. Et Dieu sait qu’en la matière je m’y connais. Il m’arrive même de me prendre, moi aussi, pour un vieux cimetière rempli de cercueils. Mais l’enterrement d’un tinker est quelque chose d’unique. Un défi à la rationalité. S’il est vrai que la vie ne vaut que par le moment où on la quitte, alors les tinkers marquent sur tous les fronts. Des expressions comme «le clou du spectacle», «le summum», «le nec plus ultra» restent très loin du compte. Primo, il faut savoir qu’ils ne regardent pas à la dépense. Deuxio, jamais vous n’assisterez à une telle manifestation de désespoir. On dit que les pleureuses arabes détiennent le record en matière de démonstrations publiques. Mais les femmes du voyage les battent de cent coudées. Ce n’est pas tant leurs vêtements qu’elles déchirent, c’est leur âme qu’elles lacèrent. Dylan Thomas y aurait vu l’incarnation de la rage contre la mort de la lumière qu’il a décrite dans son poème." (pp. 83-84)
Pour en savoir un - tout petit - peu plus au sujet des "travellers", on peut se plonger aussi dans le très bon recueil d'articles de Nuala O'Faolain: "Ce regard en arrière et autres écrits journalistiques"
Un autre livre de Ken Bruen, dans mon chapeau: "Delirium tremens (Jack Taylor, 1)"
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