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Dans mon chapeau...
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30 octobre 2010

"Choses qui font battre le coeur..."

51CRHQKV3YL__SL500_AA300_"Sans soleil", suivi de "La jetée" de Chris Marker

Je dois bien avouer, à ma grande honte, que je ne connaissais pas du tout Chris Marker avant de découvrir son nom dans le programme du dernier festival Ecran total. Et pourtant, ce cinéaste né en 1921, actif depuis plus d'un demi-siècle, a tout pour être connu des cinéphiles: assistant d'Alain Resnais sur le tournage de "Nuit et brouillard", écrivain et photographe, il est aussi de plein droit l'auteur d'une filmographie abondante où l'on compte autant de portraits - d'Akira Kurosawa ou d'Andrei Tarkovski - que de documentaires très engagés - traitant de la réception de l'art africain en France, "Les statues meurent aussi", co-réalisé en 1953 avec Alain Resnais, fut censuré pendant plusieurs années à cause de son caractère anti-colonialiste bien affirmé.

Court-métrage de science-fiction, tourné en 1962, "La jetée", qui était proposé à l'Arenberg en deuxième partie de programme, est sans doute son oeuvre la plus connue fut-ce par le biais des films qu'elle a marqués de son empreinte, tels "L'armée des douze singes" de Terry Gilliam. Mais c'est avant tout un film qui ne ressemble à rien d'autre. Plutôt qu'un film, c'est d'ailleurs un roman-photo, constitué d'une série d'images fixes montées à la suite les unes des autres, où les personnages sont joués - mais pas vraiment - par des acteurs qui n'en sont pas et parmi lesquels on reconnaîtra notamment Jacques Ledoux, fondateur du musée du cinéma de Bruxelles et conservateur de la cinématèque royale de Belgique pendant près de 40 ans... Cette forme totalement insolite et originale se trouvant mise au service d'un scénario tout simplement parfait, il est bien difficile de trouver les mots pour dire à quel point les 28 minutes de "La jetée" troublent et fascinent tout à la fois le spectateur qui se trouve embarqué dans leurs voyages temporels.

Etrange essai cinématographique réalisé vingt ans plus tard, "Sans soleil", qui était proposé pour sa part en ouverture de programme, se révèle au fond tout aussi inclassable. Journal de voyage prenant la forme - lancinante, incantatoire - d'une fausse correspondance, journal de voyage où le Japon, ses rituels shintoistes et ses jeux vidéos, se taillent la part du lion, "Sans soleil" s'en va bientôt à la dérive, hésitant entre réalité et fiction, questionnant jusqu'au sens même de ces deux termes, en même temps que la vulnérabilité humaine et la force des souvenirs. Dévidant le fil de ses instants de vie, de ses images tirées des actualités et de ses fêtes de quartier, "Sans soleil" est un film si mouvant - jamais là où on l'attend - qu'il échappe à son spectateur à mesure même qu'il se déroule devant ses yeux. Un objet cinématographique non identifié, donc, dont on retiendra pourtant au terme d'une première vision qu'il est, par sa longue énumération de "choses qui font battre le coeur", sans contestation possible le plus bel hommage - le plus juste et le plus touchant - que le septième art ait jamais rendu aux merveilleuses "Notes de chevet" de Sei Shônagon.

Pour en savoir plus, on peut consulter les fiches consacrées à Chris Marker sur wikipedia ou sur le site de la cinémathèque française.

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29 octobre 2010

En apprentissage face à la pierre

“La pierre sans chagrin” d’Henry Bauchau41DY78Y1T4L__SL500_AA300_
4 étoiles

Actes Sud/Le Souffle de l’esprit, 2001, 42 pages, isbn 2742731938

La collection “Le Souffle de l’esprit” des éditions Actes Sud se veut un “reflet d’une ouverture des uns aux autres, à travers la prière, la réflexion, la méditation.” Elle était donc toute désignée pour accueillir cette réédition – enrichie – de “La pierre sans chagrin”, recueil de poèmes inspirés à Henry Bauchau par l’abbaye cistercienne du Thoronet, qui connut une première publication aux éditions de l’Aire en 1966.

Au long d’un pèlerinage en deux temps – tout d’abord une contemplation des vieilles pierres de l’abbaye ramenant au long travail des bâtisseurs, puis la suite des offices des heures rythmant la journée monastique –, Henry Bauchau entraîne son lecteur vers un lent cheminement intérieur, apprentissage tâtonnant d’une forme de patience, d’abandon, de disponibilité et de légèreté. Un apprentissage qui continuera d’ailleurs à le préoccuper bien avant dans les années 1970, ainsi qu’en témoigne le journal des “Années difficiles”. L’apprentissage d’une nouvelle règle:

“Avec mes pierres carrées
je t’enfermerai dans une œuvre
car tu es coureur de chagrins
et la règle est d’apprendre à rire
Homme
avant de mourir.”
(p. 12)

Ces poèmes du Thoronet sont ici accompagnés de quelques belles photos, par Franco Vercelotti, des anciens bâtiments de l’abbaye dont l’aspect rugueux et minéral est davantage mis en évidence par la texture de ce beau papier couleur crème cher aux éditions Actes Sud. Et l’ensemble est encore enrichi de deux poèmes plus récents, deux textes inédits dédiés l’un à Laure Bauchau, l’épouse de l'auteur, disparue peu de temps auparavant, et l’autre à la romancière Nancy Huston avec laquelle Henry Bauchau entretient une belle amitié, dont témoignait aussi, la même année, la “Petite suite au 11 septembre”.

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(p. 38)

Extrait:

Le maître d’oeuvre

“Ce que je ne vois pas dans la lumière de l’amour
je l’ignore.
Je suis passé dans ce monde
sans le voir, sans l’entendre
et je dors près de mes outils.
Quand vous verrez, entre les  pins, l’apparition
la plus simple
et la lumière
dans ses habits de pierre sauvage.
Quand vous écouterez du cœur
un peu dure, un peu moqueuse, assez tendre
cette parole qu’elle sait.
Ne serez-vous pas reconnues,
contenues, doucement surprises
femmes de cet univers que j’ignore
par l’amour, la pensée de pierre
et le muscle de l’évidence.”
(p. 21)

Une analyse de "La pierre sans chagrin", sur le site de La plume francophone.

D'autres livres d'Henry Bauchau, dans mon chapeau: "Le régiment noir", "Diotime et les lions" et "Déluge".

Et sur Lecture/Ecriture.

26 octobre 2010

Un somptueux manuscrit napolitain du XIVème siècle

La Bible d'Anjou, un manuscrit royal révélé,
M Leuven,
Du 17 septembre au 5 décembre 2010

Oeuvre si exceptionnelle que ses auteurs - Jannutius de Matrice, le scribe, et Cristoforo Orimina, l'enlumineur - se donnèrent - une fois n'est pas coutume - la peine de la signer, commandée par le roi de Naples, Robert d'Anjou, qui la destinait vraisemblablement à sa petite-fille et héritière, Jeanne, et au fiancé de cette dernière, André de Hongrie, la Bible d'Anjou connut ensuite des destinées chahutées. Encore inachevée à la mort de Robert d'Anjou puis d'André de Hongrie, elle passa alors dans les mains d'un haut personnage de la cour de Naples, Niccolò d'Alife. On la retrouve ensuite dans les bibliothèques du duc Jean de Berry (XVème siècle), puis de Nicolas de Ruyter, évêque d'Arras et fondateur d'un collège à Louvain (XVIème siècle), et enfin au grand séminaire de Malines qui la céda à la bibliothèque Maurits Sabbe, bibliothèque de la faculté de théologie de la Katholieke Universiteit Leuven, en 1970.

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Scène de chasse (folio278) (source: Reflecties 9 De Bijbel van Anjou - Napels 1340. Een koninklijke handschrift ontsluierd, p. 21)

Le moins que l'on puisse dire est qu'au fil de ce long parcours, la Bible d'Anjou ne connut pas toujours des conditions de conservation idéales: les souris prirent leur part du gâteau, et la dernière reliure, réalisée au début du XXème siècle et beaucoup trop serrée, lui infligea encore quelques dégâts supplémentaires. Un traitement de conservation approfondi s'imposait donc, impliquant un démontage complet de la reliure et une étude détaillée (étude de la stratigraphie des décors, analyses des pigments...) qui permit notamment de préciser notre connaissance de l'histoire de la Bible d'Anjou. Ce démontage temporaire du manuscrit offre en sus au M (musée de la ville de Louvain) une occasion unique d'exposer - simultanément - quelques unes des plus belles enluminures de la Bible d'Anjou: 66 folios comportant les deux enluminures en pleine page placées au début de la Bible, une large sélection des initiales enluminées qui marquent le début de chacun des livres de la Bible et enfin des illustrations marginales pleine de finesse et de fantaisie - drôleries, scènes de la vie de la cour de Naples, animaux fantastiques... - qu'on ne se lasse pas d'admirer. Bref, voilà une exposition à ne pas manquer car, après le 5 décembre, les feuillets de la Bible d'Anjou seront rassemblés dans une nouvelle reliure qui retrouvera sa place dans la réserve précieuse de la bibliothèque Maurits Sabbe, à l'abri des regards...

Après leur traitement de conservation, les feuillets de la Bible d'Anjou ont aussi fait l'objet d'une numérisation de grande qualité. Ils sont dorénavant consultables en ligne sur le site officiel de l'exposition.

25 octobre 2010

Une enquête littéraire, sociale et historique

"Le Fléau" de David Van Reybrouck41ZEP2SOMQL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Actes Sud, 2008, 415 pages, isbn 9782742775538

(traduit du Néerlandais par Pierre-Marie Finkelstein)

L'archéologie préhistorique et la primatologie explorant des terres peu ou prou voisines, où il leur arrive de se croiser, il n'y a rien qui sorte de l'ordinaire dans le fait qu'un jeune chercheur belge, préparant un doctorat sur l'histoire de l'archéologie préhistorique, se retrouve à explorer la très riche bibliothèque du département de primatologie de l'université d'Utrecht, et qu'il y découvre les travaux d'un naturaliste sud-africain du XIXème siècle sur les babouins. Ce n'est en fait que quelques heures plus tard, dans un bistrot près de la gare, alors que notre chercheur se plonge dans une biographie d'Eugène Marais – le naturaliste susmentionné - tout en attendant son potage, que les choses commenceront vraiment à déraper... C'est que, dans la biographie que lui consacre Robert Ardrey, par ailleurs passé à la postérité pour les scénarios qu'il a écrits pour Hollywood, Eugène Marais - avocat, écrivain, poète et naturaliste afrikaner - se révèle une personnalité des plus fascinantes, génie méconnu et opiomane au destin tragique, qu'un différend d'importance opposa à Maurice Maeterlinck, Marais accusant le lauréat du prix Nobel de littérature 1911 d'avoir plagié dans son essai La vie des termites (publié en 1926) ses propres travaux publiés eux sous le titre Die Siel van die Mier dès 1925, dans la revue sud-africaine Die Huisgenoot.

Et donc, pour résumer, à l'ouverture du "Fléau", nous avons: "Un Homo universalis fascinant qui étudie les termites et les babouins, un prix Nobel de littérature qui se mêle d’écrire sur les insectes, un scénariste d’Hollywood qui pense avoir découvert un génie méconnu et un zoologiste de renom qui se bat bec et ongle contre la formation d’un mythe…" (p. 18) et un jeune chercheur rattrapé par une longue liste de questions telles que "Qui était Eugène Marais?", "Maurice Materlinck l'a-t-il vraiment plagié?" et d'abord, "Qu'est-ce qu'un plagiat, dans le cas d'une oeuvre littéraire ou d'un essai scientifique?". C'est tout justement l'enquête découlant de ces questions qui fait l'objet du "Fléau", une enquête qui mènera David Van Reybrouck – et son lecteur – bien plus loin qu'on n'aurait pu le supposer de prime abord, tant ce questionnement initial se révèle riche d'implications diverses.

Bien sûr, il nous faudra remonter les traces de Maurice Maeterlinck, nous pencher sur sa vie, sur son œuvre – jusqu’à chercher à consulter des manuscrits originaux, aujourd’hui aux mains de collectionneurs privés - et sur les conditions sociales, politiques et culturelles qui permirent l’émergence du courant symboliste dont il fut l’un des représentants les plus en vue. Et de même, sur la piste du très mystérieux Eugène Marais, il nous faudra nous envoler jusqu’en Afrique du Sud au plus profond du Veld, sur le territoire d’une population blanche afrikaner que la fin de l’apartheid a laissée amère et à tout le moins sur la défensive.

Exploration tout à la fois de l’histoire littéraire européenne et de l’histoire et de la culture afrikaner, "Le Fléau" s’attache encore – comme si tout cela ne suffisait pas – à retracer l’évolution, du XIXème au XXème siècle, de certaines conceptions sociales et politiques. Car, soyons clairs, si tant d’auteurs de cette période se sont pris de passion pour la vie des insectes en général et des termites en particulier, c’est avant tout parce qu’ils trouvaient dans leurs mœurs et leur organisation sociale, la matière d’une métaphore pour décrire la société humaine de leurs rêves. Et en l’espèce, un véritable revirement s’opère entre le XIXème siècle, où la termitière apparait encore comme le modèle d’une société idéale où les intérêts individuels cèdent le pas à l’intérêt collectif, et le XXème siècle: "Après la révolution d’octobre, toutefois, et dans le droit fil des progrès de la biochimie (C’est à la fin des années 1930 que l’on découvre l’effet insecticide du DDT), l’on se met soudain à parler de "peste" et de "fléau". Le malaise ne commence à se faire sentir qu’avec la découverte d’un remède qui fera le bonheur des commerçants. Tout comme le péril rouge, les termites constituent désormais une menace pour l’ordre établi. Autrement dit, il faut les exterminer sans merci. En 1935, un scientifique aussi scrupuleux que l’Américain Thomas E. Snyder, le plus expert sur les termites du vingtième siècle, publie un ouvrage intitulé Our Enemy the Termite. L’ennemi, c’est le termite, l’arme, l’insecticide. Exterminer, anéantir, liquider – on voit déjà poindre l’anticommunisme forcené d’un Joseph McCarthy." (p. 91)

Fruit d’une passionnante enquête littéraire, sociale et historique, "Le Fléau" est la preuve que, sous la plume d’un auteur qui connait son affaire, une recherche scientifique menée dans les règles recèle en elle-même bien assez d’aléas et qu’il n’est nul besoin de l’assaisonner de manœuvres occultes de l’Opus Dei ou d’autres sociétés secrètes plus ou moins malveillantes, pour captiver le lecteur d’aujourd’hui. Sans oublier que les quelques pincées d’autodérision fort bienvenue dont David Van Reybrouck n’a pas omis de saupoudrer son récit lui confèrent par moments une drôlerie tout à fait savoureuse.

Extrait:

"La serveuse apporte le potage, une grande assiette fumante de soupe de brocolis dans laquelle nagent les croûtons autour d’un nuage de crème fraîche. Exactement ce dont j’ai besoin. "Bon appétit", me dit-elle en s’éloignant. Je la remercie d’un signe de tête, remue ma soupe, réfléchis un instant et coince le livre ouvert sous le bord de mon assiette. Je goûte le personnage de Marais de la même manière que je goûte mon potage, et je sais désormais que ce goût ne me quittera plus. Ardrey explique comment, dans l’œuvre de Marais, les périodes de grande productivité alternent avec des épisodes de profonde mélancolie, l’extrême curiosité avec l’abattement le plus total. C’est un peu le Van Gogh de la science sud-africaine – même fanatisme, même manque de reconnaissance, même solitude. Même balle dans la tête. Marais est en train de se glisser dans les pages d’un livre. Nonchalamment, il s’avance, trébuche, roule sur la page et se recroqueville dans un pli dont, des années plus tard, je n’arriverai pas à l’extirper." (p. 16)
"Pour le moment, je suis à Utrecht, dans un café près de la gare; je lis sans pouvoir m’arrêter, j’en oublie de manger, ma soupe refroidit et les croûtons sont tout mous." (p. 19)

Un autre livre de David Van Reybrouck, dans mon chapeau: "Mission", suivi de "L'Ame des termites"

22 octobre 2010

Les mémoires d'un honnête homme

"Le Monde d’hier" de Stefan Zweig49530131_p
4 ½ étoiles

Le livre de poche, 2009, 507 pages, isbn 9782253140405

(traduit de l’Allemand par Serge Niémetz)

"Je n’ai jamais attribué tant d’importance à ma personne que j’eusse éprouvé la tentation de raconter à d’autres les petites histoires de ma vie." (p. 7) Dès la toute première phrase, le ton est donné: au moment où il entreprend d'écrire ses mémoires, dans son exil brésilien, Stefan Zweig n'a aucunement l'intention de s'étendre longuement sur sa personne. Non, s'il écrit ses mémoires c'est avant tout pour parler du monde où il vivait, un monde qu'il vit s'effondrer par deux fois, au cours de deux guerres mondiales, pour en fin de compte ne pas se trouver capable de survivre à son deuxième effondrement...

Autobiographie dont l'auteur ne parle que très peu de lui-même, "Le Monde d'hier" se singularise davantage encore par une approche alternant de longs passages d'exposition - si généraux qu'ils en confinent à l'abstraction, bizarrement dépourvus de vie et de pouvoir d'évocation, à l'inverse de ce que l'on aurait pu attendre sous la plume d'un romancier de la trempe de Stefan Zweig -, et d'autres passages bien plus anecdotiques. C'est que Stefan Zweig cherchait dans ce livre, avant tout et de son propre aveu, à recréer "l'atmosphère morale" de son époque et que "l’expérience a montré qu’il est mille fois plus facile de reconstituer les faits d’une époque que son atmosphère morale; celle-ci ne se manifeste pas dans les événements officiels, mais bien plutôt dans de petits épisodes personnels tels ceux que je voudrais rapporter ici." (p. 245)

Anecdotiques, les nombreux comptes-rendus des rencontres de Stefan Zweig avec d'autres personnalités de son temps - qu'elles soient littéraires (Hugo von Hofmannsthal, l'autre jeune prodige des lettres allemandes de la fin du XIXème siècle, Emile Verhaeren, Romain Rolland, Maxime Gorki...), artistiques (James Ensor, Richard Strauss...) ou politiques (Walther Rathenau, ministre des affaires étrangères de la république de Weimar, mort assassiné en 1922) – le sont peut-être. Mais les portraits souvent nuancés et sensibles que Stefan Zweig dresse de ses contemporains n'en contribuent pas moins au charme et à l'intérêt de ces mémoires, tel celui-ci, de James Joyce: "Il donnait toujours l’impression d’une force obscure et ramassée sur elle-même, et quand je le voyais dans la rue, serrant fortement ses lèvres minces et marchant toujours d’un pas rapide, comme s’il avait un but bien déterminé, je sentais mieux encore qu’au cours de nos conversations l’attitude de défense, l’isolement intérieur de sa nature. Et je ne fus nullement étonné, plus tard, que ce fût lui justement qui eût écrit l’œuvre la plus solitaire, la plus impossible à rattacher à quoi que ce fût d’autre, tombée comme un météore au milieu de notre temps." (p. 325)

Anecdotiques, les chapitres traitant de la première guerre mondiale et de ses conséquences ne le sont certainement pas, tant le séisme de cette première guerre eut une influence profonde sur la suite de l'oeuvre de Zweig, en l'amenant à délaisser les expérimentations esthétisantes de sa jeunesse pour se muer en un écrivain pleinement engagé dans son époque: "Je le sais aujourd’hui: sans tout ce que j’ai souffert pendant la guerre, en sympathie avec les victimes, avec la prescience de ses lendemains, je serais resté l’écrivain que j’étais avant la guerre, «agréablement animé», comme on dit en musique, mais je n’aurais jamais été saisi, pris, atteint jusqu’aux plus intimes entrailles. J’avais pour la première fois le sentiment de parler au même titre pour moi-même et pour mon temps. En m’efforçant d’aider les autres, je me suis alors aidé moi-même: je me suis disposé à écrire mon œuvre la plus personnelle (…)" (pp. 299-300). Et anecdotiques, ces chapitres le sont d'autant moins que Stefan Zweig s'y efforce, tant bien que mal et avec les moyens du bord, de reconstituer les états d'esprit qui prévalurent alors en Autriche et en Allemagne, et de comprendre l'enchaînement des faits qui permirent à Hitler de s'emparer du pouvoir tout en recherchant les racines du mal bien en amont des faits...

L'on pourrait continuer longtemps à tenter d'établir la liste des points forts et des points faibles de cet ouvrage, à s'enthousiasmer pour son tableau de la vie culturelle européenne du début du XXème siècle, ou à s'offusquer de l'excès d'optimisme – d'aucun parlerait peut-être de naïveté – dont son auteur a pu faire preuve à certains moments: "Car toujours, aux heures de danger, la volonté d’espérer encore devient immense." (p. 264) Mais tout cela n'est que peu de chose au regard de ceci: il n'y a que bien peu de livres dont on puisse dire, autant que du "Monde d'hier", qu'ils nous donnent le privilège de passer le temps de leur lecture en compagnie d'un honnête homme, au sens le plus plein du terme.

Extrait:

"Mais voici qu’au bout d’une semaine environ commença dans les journaux tout un jeu d’escarmouches, dont le crescendo était trop bien synchronisé pour qu’il pût être tout à fait accidentel. On accusait le gouvernement serbe d’intelligence avec les assassins, et l’on insinuait à demi-mot que l’Autriche ne pouvait laisser impuni ce meurtre de l’héritier du trône – qu’on disait bien-aimé. On ne pouvait se défendre de l’impression que quelque action se préparait avec l’aide de la presse, mais personne ne pensait à la guerre. Ni les banques, ni les maisons de commerce, ni les particuliers ne modifièrent leurs dispositions. En quoi nous regardaient ces perpétuelles chamailleries avec la Serbie qui, nous le savions bien, n’étaient nées que de certains traités de commerce relatifs à l’exportation des procs serbes? J’avais bouclé mes malles en vue de mon voyage en Belgique, où j’irais retrouver Verhaeren, mon travail était en bonne voie; qu’est-ce que cet archiduc mort, dans son sarcophage, avait à faire avec ma vie? L’été était beau comme jamais et promettait de devenir encore plus beau; tous, nous admirions le monde sans la moindre inquiétude. Je me souviens encore que je m’étais promené dans les vignes de Baden avec un ami, la veille de mon départ, et qu’un vieux vigneron nous avait dit: «Un été comme celui-ci,  nous n’en avons pas eu depuis longtemps. Et si cela dure, nous aurons un vin comme jamais. Les gens se souviendront de cet été.»
Mais il ne savait pas, ce vieillard en habit d’encaveur, à quel point ce qu’il disait était terriblement vrai."
(pp. 259-260)

D'autres livres de Stefan Zweig, dans mon chapeau: "Vingt-quatre heures de la vie d'une femme", "Un soupçon légitime", "Lettre d'une inconnue" et "Un mariage à Lyon"

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture.

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19 octobre 2010

Faux polar politique et mélancolique

19282029_jpg_r_160_214_b_1_CFD7E1_f_jpg_q_x_20100310_023601"Dans ses yeux (El secreto de sus ojos)" de Juan José Campanella,
avec Ricardo Darin et Soledad Villamil

Retraité depuis peu, et du temps libre à ne savoir qu'en faire, Benjamin Esposito - incarné, tout en émotion retenue, par Ricardo Darin que l'on avait déjà pu remarquer en escroc cynique dans "Neuf Reines" - entreprend d'écrire un roman basé sur une enquête qu'il avait menée 25 ans auparavant et qui n'avait depuis lors plus cessé de l'obséder. Pas plus d'ailleurs qu'il n'a cessé de penser à Irene, sa collègue de l'époque à laquelle il n'a jamais avoué l'amour qu'elle lui inspirait.

Alternant les flash-backs vers l'Argentine de 1974 et l'enquête qui suivit le meurtre brutal de Liliana Coloto, une jeune institutrice, et les efforts de Benjamin pour coucher ces souvenirs de l'époque sur le papier, Juan José Campanella nous offre - plutôt qu'un polar - un beau film tout à la fois politique - car l'Argentine de 1974 vit insensiblement se mettre en place un régime de terreur qui fera près de 30000 "disparus" - et éminement mélancolique, tant Benjamin semble être resté prisonnier de son passé, de ses sentiments inavoués pour Irene et d'une enquête qui n'avait alors pu trouver de conclusion satisfaisante. Mais c'est que la mélancolie, lorsqu'elle se teinte ainsi d'autant d'humour et d'élégance, dégage un charme irrésistible... 

18 octobre 2010

L’image-même de la famille modèle

"Nous étions les Mulvaney" de Joyce Carol Oates41QdcK0lCqL__SL500_AA300_
4 ½ étoiles

Stock/La cosmopolite, 2009, 596 pages, isbn 9782234060463

(traduit de l’Anglais par Claude Seban)

Les Mulvaney, c'étaient le père, Michael John Mulvaney, la mère, Corinne, les trois fils, Mike Jr, Patrick et Judd, le petit dernier, et la fille, Marianne, surnommée Bouton. Installés à High Point Farm, une belle ferme ancienne, avec des animaux partout, ils donnaient à la petite bourgade de Mont-Ephraïm l'image-même de la famille modèle: self-made man, Michael John était devenu un entrepreneur prospère, Mike Jr était l'un des meilleurs sportifs du lycée, Patrick, une vraie "tête", et Bouton la plus populaire des cheerleaders... Les Mulvaney, et Corinne la première, n'étaient donc que trop conscients – et bien contents - d'être privilégiés.

Mais que le malheur touche Marianne, un soir de bal, et c'en sera fini de cette belle image à laquelle Michael tenait sans doute plus que tout: "Ce qui effrayait Corinne, c’était la transformation de Michael. Lui en qui l’on pouvait avoir entière confiance était devenu imprévisible. Oh! naturellement, il ne mentait pas forcément en disant où il était allé, qu’il avait travaillé tard… mais rien n’était moins sûr. Cela conduisait Corinne à devenir le genre de femme qui surveille constamment son mari: coups de téléphone discrets au bureau, questions innocentes, poches fouillées. Comment Corinne Mulvaney, cette âme noble, pouvait-elle en arriver là!) Les silences maussades de Michael, sa manière de rôder la nuit dans la maison en buvant et en fumant à la chaîne. Ses coups de téléphone mystérieux. Son irritabilité avec ses fils (jamais avec Marianne. En sa présence, il souriait d’un air contraint, cordial et distant.) Et cette nouvelle manie du secret, qui inquiétait Corinne plus que tout le reste." (p. 229) Et de sa fille ou de son mari, c'est d'abord celui-ci que Corinne choisira de protéger - "Elle se mit à murmurer, en le berçant. Son corps brûlant et lourd. Sa masculinité, sa compacité même. Ce poids de désespoir si lourd. Comment avait-elle pu être aveugle si longtemps? Comment avait-elle pu ne pas comprendre? C’était lui son premier amour, son premier-né. Les autres, les enfants à qui elle avait donné le jour, même Marianne, étaient à peine plus que des rêves, des rides à la surface de l’eau noire impénétrable. C’était de cet homme, de son corps, que le leur était issu. Il était son premier amour." (pp. 245-246) – entérinant ainsi la fin de leur bonheur familial, la fin des Mulvaney, Marianne envoyée au loin, confiée à une parente, puis les garçons quittant le nid, les uns après les autres.

Contant dès lors les destinées de chacun des membres de cette famille éclatée et leurs tentatives plus ou moins heureuses pour se construire une nouvelle vie, une fois expulsés du chaud cocon familial, Joyce Carol Oates oscille perpétuellement entre l'image idyllique, dont elle dissèque sans trembler la part de mensonge et la part de vérité, et les failles inavouables que celle-ci dissimulait. Les doutes qui n'avaient pas cessé de hanter Michael depuis que ses propres parents l'avaient chassé et qui le conduiront à partir à nouveau: "Raison pour laquelle il l’avait quittée. Avait jeté ses affaires dans la Lincoln et fui. Une femme trop bien pour lui dès le départ et dans ses yeux un amour qu’il ne méritait pas, n’avait jamais mérité, et continuer à entretenir la supercherie était trop pénible. Chassé et laissé seul au monde par la malédiction d’un père, à l’âge de dix-huit ans." (p. 504) L'envie rampante, aussi, dans la petite communauté de Mont-Ephraïm, derrière la popularité dont jouissait la famille Mulvaney au temps de sa splendeur. C'est ce double mouvement continu, des apparences aux profondeurs les plus secrètes des coeurs humains, qui confère à "Nous étions les Mulvaney" sa rare densité émotionnelle - parfois à la limite du supportable, elle ne laisse rien de côté des complexités ni des ambiguités des sentiments qui font et défont une famille. Tant et si bien que cette dissection implacable d'une famille modèle et/ou dysfonctionnelle – question de point de vue, question de timing – est aussi un hymne à la puissance des liens familiaux. Et que ce gros roman magistral prend la forme d'un long et bouleversant "Familles, je vous hais. Familles, je vous aime".

Extrait:

"Et admettons que M. Farolino te voie? Est-ce que ça serait vraiment si grave? N’as-tu pas laissé tout ça derrière toi, ta petite vanité idiote, avec tout le reste? Pauvre Bouton Mulvaney! Convaincue que tout le monde l’adorait, oui ils avaient dû être jaloux d’elle, «Bouton» Mulvaney et son cercle fermé d’amis, «Bouton» Mulvaney de High Point Farm, les Mulvaney que tout le monde à Mont-Ephraïm connaissait et admirait, que c’était triste d’être exclu de leur cercle d’amis, que c’était triste de ne pas être eux, plaignez les filles laides du lycée de Mont-Ephraïm où il était si important d’être jolie et populaire, plaignez les filles à la peau abîmée, n’ayant pas de petit ami, pas de parents connus, pas de frères séduisants, les filles dont la photo n’apparaissait jamais dans le journal du lycée ni dans le Mt Ephraïm Patriot-Ledger." (p. 441)

Un autre livre de Joyce Carol Oates, dans mon chapeau: "Eux"

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture.

16 octobre 2010

Mots d'amour et de désamour

"Un tango en bord de mer" de Philippe Besson,
avec Jean-Pierre Bouvier et Frédéric Nyssen, dans une mise en scène de Patrice Kerbrat

Théâtre du Blocry, Louvain-la-Neuve, le 8 octobre 2010

Quelques années plus tôt, Stéphane - la cinquantaine élégante, écrivain reconnu - et Vincent - vingt ans de moins, et tout du jeune chien fou - s'étaient aimés. Puis Vincent était parti, disparu sans un mot d'explication. Le hasard - mais est-ce bien lui? - vient de les remettre en présence, un soir, dans le bar d'un bel hôtel en bord de mer. Le temps d'une danse, de quelques verres et d'une longue conversation, les deux hommes ont enfin l'occasion de se dire ce qu'ils avaient tu des années plus tôt, de se pencher une dernière fois sur les pourquois de leur (dés)amour et - comme on dit, quoique que l'expression soit au fond des plus bizarres - de rattraper le temps perdu...

Aux retrouvailles des deux amants, Philippe Besson offre des phrases tantôt tendres tantôt âpres, et ce qu'il faut de simplicité sans pathos excessif ni esbrouffe. Le reste, dès lors, repose sur les épaules de ses interprètes, qui - Jean-Pierre Bouvier comme Frédéric Nyssen - sont tout simplement parfaits: sobres, justes, sans jamais forcer le geste ni la voix. Dans l'intimité de la petite salle du Théâtre du Blocry, les mots de Philippe Besson trouvent, grâce à eux, tout l'écho qui leur revient, et leur juste poids tout à la fois de pudeur et d'émotion.

Présentation du spectacle sur le site de l'Atelier Théâtre Jean Vilar.

13 octobre 2010

L’éducation selon les mollahs

“Among the believers: an islamic journey” de V.S. Naipaul51CAXnFsbTL__SL500_AA300_
4 étoiles

Penguin books, 1982, 399 pages, isbn 9780140056174

Lorsqu’il entame en 1979 un long périple en Asie musulmane - deux pays où l’Islam fut imposé par la conquête arabe, l’Iran et le Pakistan, et deux autres où l’implantation de l’Islam fut bien plus tardive et le fait essentiellement de missionnaires, la Malaisie et l’Indonésie - , V.S. Naipaul se lance à la découverte d’un monde dont il ne sait pour ainsi dire rien, un monde de surcroît en plein bouleversement. Quelques mois auparavant, l’ayatollah Khomeini a en effet pris le pouvoir en Iran, tandis qu’au Pakistan un coup d’état militaire a amené la chute – et finalement la mort - d’Ali Bhutto et que là aussi le nouveau régime annonce très ouvertement sa volonté d’établir un état plus purement islamique. Et dès les premières notes du séjour iranien, première étape de ces six mois de voyage, une image s’impose qui deviendra le premier véritable leitmotiv du livre, l’image de l’Islam comme un mode de vie à part entière, un système total, non seulement religieux mais aussi social et politique: “Islam, almost from the start, had been an imperialism as well as a religion, with an early history remarkably like a speeded-up version of the history of Rome, developing from city state to peninsular overlord to empire, with corresponding stresses at every stage.” (pp. 11-12)*

A quoi un second leitmotiv vient très vite s’ajouter: une observation extrêmement attentive de l’enseignement islamique traditionnel. Abordé pour la première fois lors d’une journée de visite à Kom - un des centres de formation les plus prestigieux du monde musulman où l’ayatollah Khomeini s’était lui-même formé avant d’y enseigner à son tour -, cet enseignement où l’Histoire, la Logique, la Rhétorique… – les sept arts libéraux, sujets d’étude des universités de l’Europe du Moyen-Age, ne sont pas loin – se voient intégralement subordonnées et mises au service de la Foi, se trouve bien vite qualifié de médiéval. Un jugement que V.S. Naipaul ne modifiera pas au cours des étapes suivantes de son périple, au Pakistan, en Malaisie et enfin en Indonésie, où de nombreuses écoles villageoises se révèlent être les descendantes directes de centres soufis.

A bien des égards, le récit que V.S. Naipaul livre de son long périple s’est révélé pour moi perturbant, ou en tout cas difficile à appréhender. Le fait que V.S. Naipaul y ait fixé sur le papier les débuts d’un mouvement fondamentaliste qui n’a fait que s’amplifier au cours des trente années suivantes le rend certes incontournable, et témoigne sans nul doute d’une belle perspicacité. Et l’intérêt documentaire de ce livre nous montrant littéralement en direct Khomeini et ses mollahs confisquant une révolution iranienne qui fut à l’origine autant l’œuvre des démocrates convaincus et des militants communistes que celle des islamistes est bien sûr incontestable. Mais V.S. Naipaul s’y montre par moments si indécrottablement britannique, si agacé par les inconforts de son voyage, ou par la piètre maîtrise de l’Anglais qu’affichent bien souvent ses interlocuteurs, ses guides et ses interprètes, il est enfin tellement irrité de découvrir des travaux manuels au programme des écoles villageoises indonésiennes, et se montre si prompt à les juger, que l’on se doit aussi de se demander dans quelle mesure le parcours personnel de l’auteur, et en particulier les souvenirs de l’éducation qu’il a reçue à Trinidad et de ses limitations, pourrait interférer avec sa perception des faits qu’il nous rapporte. Et il faut sans doute chercher ailleurs – par exemple, dans “L’énigme de l’arrivée” - le compte-rendu de ce parcours pour découvrir dans ces petits agacements perpétuels de l’auteur le symptôme d’un déracinement dont les modalités et les conséquences restent encore à négocier, et la marque de nerfs restés à vif plutôt qu’un manque de cœur ou d’empathie.

Extrait:

“At lunch Nusrat said, ‘Give me your advice. Should I stay here? Or should I go to the West?’
‘What would you do there?’
‘I could do a master’s in mass communications in America.’
‘And afterwards?’
‘I wouldn’t teach. I would travel and write. Travel and write.’
‘ What you would write about?’
‘Various things. Afterwards I would get a job with some international body as an expert in third world media’
‘What would you do if you stay here?’
‘I would go into advertising.’
‘I should stay here and go into advertising.’
‘But it’s so dishonest.’
‘Is it more dishonest than what you do now?’
‘I wouldn’t like it.’
‘How much would you get in an advertising agency?’
‘Four thousand.’ Four hundred dollars. ‘Now I get 2,000. But I wouldn’t like it. You may not like the Morning News, but I am a free man on it. I couldn’t do public relations. Don’t you think that someone like me should go into third world media? Do you think the Americans and Canadians should be travelling around talking to us about third world media?’
‘Yes. They know what newspapers should do. You wouldn’t be able to tell us much.’
‘Why do you say that?’
‘You’ve told me yourself that Islam and the hereafter are the most important things to you.’
‘How small you make us feel.’
I had momentarily – a number of irritations coming together: the political virulence of his paper, his wish both to remain Islamic and to exploit the tolerance and openness of the other civilization – I had momentarily allowed myself to be aggressive with him. I felt guilty.”
(pp. 153-154)

*“L’Islam, dès le début, fut un impérialisme autant qu’une religion, et son histoire précoce ressemble de façon frappante à une version accélérée de l’histoire de Rome, se développant d’une cité-état à une puissance péninsulaire puis à un empire, avec les tensions correspondantes à chaque étape” (traduction Fée Carabine)

D'autres livres de V.S. Naipaul, dans mon chapeau: "Le regard de l'Inde", "Dans un état libre", "A la courbe du fleuve" et "L'énigme de l'arrivée"

V.S. Naipaul était l'auteur des mois de juin et juillet 2010 sur Lecture/Ecriture.

9782226011497En V.F.: "Crépuscule sur l'Islam - Voyage aux pays des croyants",
traduit de l'Anglais par Natalie Zimmermann et Lorris Murail,
Albin Michel, 1981, 446 pages

12 octobre 2010

Une voix dans les feuillages

Elm

For Ruth Fainlight

I know the bottom, she says. I know it with my great tap root:
It is what you fear.
I do not fear it: I have been there.

Is it the sea you hear in me,
Its dissatisfactions?
Or the voice of nothing, that was your madness?

Love is a shadow.
How you lie and cry after it
Listen: these are its hooves: it has gone off, like a horse.

All night I shall gallop thus, impetuously,
Till your head is a stone, your pillow a little truf,
Echoing, echoing.

Or shall I bring you the sound of poisons?
This is rain now, this big hush.
And this is the fruit of it: tin-white, like arsenic.

I have suffered the atrocity of sunsets.
Scorched to the root
My red filaments burn and stand, a hand of wires.

Now I break up in pieces that fly about like clubs.
A wind of such violence
Will tolerate no bystanding: I must shriek.

The moon, also, is merciless: she would drag me
Cruelly, being barren.
Her radiance scathes me.Or perhaps I have caught her.

I let her go. I let her go.
Diminished and flat, as after radical surgery.
How your bad dreams possess and endow me.

I am inhabited by a cry.
Nightly it flaps out
looking, with its hooks, for something to love.

I am terrified by this dark thing
That sleeps in me;
All day I feel its soft, feathery turnings, its malignity.

Clouds pass and disperse.
Are those the faces of love, those pale irretrievables?
Is it for such I agitate my heart?

I am incapable of more knowledge.
What is this, this face
So murderous in its strangle of branches?-

Its snaky acid hiss.
It petrifies the will. These are the isolate, slow faults
That kill, that kill, that kill.

Sylvia Plath, "Collected Poems", Faber and faber, 2002, pp. 192-193

La voix dans l'orme

Pour Ruth Fainlight

Je connais le fond, dit-elle. Je le connais par le pivot de ma grande racine:
C'est ce qui te fait peur.
Moi je n'en ai pas peur: je suis allée là-bas.

Est-ce l'océan que tu entends en moi,
Ses griefs, ses insatisfactions?
ou la voix du néant qui en un jour t'a rendue folle?

L'amour est une ombre.
Tes pleurs, tes mensonges ne sauraient le retenir
Ecoute: ce sont ses sabots: il s'est enfui comme un cheval.

Toute la nuit je galoperai avec la même fougue,
Jusqu'à ce que ta tête soit une pierre, ton oreiller un champ de course
Où l'écho viendra retentir.

A moins que je ne t'apporte le bruit sourd d'un poison?
Voici la pluie, et ce calme énorme est
Son fruit, couleur de fer blanc, comme l'arsenic.

J'ai subi les atrocités des couchers de soleil,
Me suis desséchée jusqu'à la racine
Et mes fibres brûlent, et je lève une main de barbelés rouges.

J'explose et mes éclats volent comme des massues.
Un vent d'une telle violence
Ne tergiverse pas: il faut que je hurle.

La lune non plus n'a pas de pitié: elle voudrait m'attirer
A elle, stérile et cruelle.
Sa splendeur me foudroie. Ou peut-être est-ce moi qui l'ai attrapée.

Je la laisse partir. Je la laisse partir.
Plate et diminuée comme après une cure radicale.
Combien tes mauvais rêves me possèdent, me ravissent.

Je suis cette demeure hantée par un cri.
La nuit, ça claque des ailes
Et part, toutes griffes dehors, chercher de quoi aimer.

Je suis terrorisée par cette chose obscure
Qui sommeille en moi;
Tout le jour je devine son manège, je sens sa douceur maligne.

Des nuages passent et se volatilisent.
Sont-ils les visages de l'amour, ces disparus livides?
Est-ce pourquoi j'ai le coeur bouleversé?

C'est là toute l'étendue de ma connaissance.
Qu'est-ce donc maintenant que ce visage
Sanguinaire dans son étranglement de branches? -

Son sifflement de serpents acides
Pétrifie la volonté. C'est la faille isolée, l'erreur lente
Qui tue, qui tue, qui tue.

Sylvia Plath, "Ariel", Gallimard/Du monde entier, 2009, pp. 31-33 (traduit de l'Anglais par Valérie Rouzeau)

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