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Dans mon chapeau...
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31 août 2010

Invitation au songe

"Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants" de Mathias Enard41GmvkPnmsL__SL500_AA300_
4 étoiles

Actes Sud, 2010, 154 pages, isbn 9782742793624

"Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants". Ce titre – l'on découvrira qu'il est emprunté à Rudyard Kipling, et qu'il recèle à lui seul tout un programme – fait déjà rêver. Et dès les premières phrases, le nouveau roman de Mathias Enard ensorcèle par l'alliance du mystère et de la poésie, dans les vapeurs du vin et de l'opium: "La nuit ne communique pas avec le jour. Elle y brûle. On la porte au bûcher à l'aube. Et avec elle ses gens, les buveurs, les poètes, les amants." (p. 9)

Mais n'allez pas y voir pour autant une songerie inconsistante! En choisissant de se pencher sur un épisode, apparemment authentique mais méconnu, de la vie de Michel-Ange – un séjour de quelques semaines à Constantinople aux mois de mai et juin 1506, à l'invitation du sultan Bayazid II, alors que l'artiste florentin est en bisbilles avec son commanditaire attitré, le pape Jules II -, Mathias Enard s'engouffre certes dans les brèches des sources historiques, inventant ce que plus personne ne peut réellement savoir. Mais c'est pour y trouver matière à conduire une vraie réflexion.

Sur les rapports entre Orient et Occident d'abord. Les échanges commerciaux prospères qui n'excluent ni la méconnaissance, ni les malentendus. Les manoeuvres politiques retorses et compliquées. Les amours qui ne disent pas leurs noms, et qui lient Michel-Ange au poète Mesihi de Pristina ou à la chanteuse andalouse que les Rois Catholiques ont chassée de sa terre natale, et dont la voix ensorcelante revient scander, à intervalles réguliers, le cours d'un récit mené le reste du temps sur un ton plus neutre et objectif.

Et bien sûr sur la condition de l'artiste - contraint à s'humilier devant les puissants que ceux-ci aient nom Jules ou Bayazid -, sur ses motivations aussi – ambition, soif de reconnaissance sociale, d'honneurs et d'argent -, thème cher à Pierre Michon qui l'a traité avec davantage d'autorité, en y apportant davantage d'échos et partant, une complexité plus manifeste, dans "Les Onze" ou encore "Maîtres et serviteurs".

Mathias Enard a, lui, choisi de rester dans la mouvance, l'incertain, une réserve délibérée qui peut dérouter, au premier abord. Et il faut sans doute s'accorder un peu de temps, une fois tournée la dernière page de "Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants": le temps de constater que ce roman tout en subtilité distille un trouble à retardement, et qu'il nous invite à une songerie qui tient tout à la fois du rêve, de la réflexion et d'une tentative – fut-elle vouée à l'échec - pour retrouver un passé enfui à jamais. Comme une réponse au voeu qu'une chanteuse andalouse à la voix noyée de mystère et de mélancolie adressait à un artiste florentin: "Il ne restera rien de ton passage ici. Des traces, des indices, un bâtiment. Comme mon pays disparu, là-bas, de l'autre côté de la mer. Il ne vit plus que dans les histoires et ceux qui les portent. Il leur faudra parler longtemps de batailles perdues, de rois oubliés, d'animaux disparus. De ce qui fut, de ce qui aurait pu être, pour que cela soit de nouveau." (p. 128)

Extrait:

"Ton pont restera; peut-être prendra-t-il, au fil du temps, un sens bien différent de celui qu'il a aujourd'hui, comme on verra dans mon pays disparu bien autre chose que ce qu'il était en réalité, nos successeurs y accrocheront leurs récits, leurs mondes, leurs désirs. Rien ne nous appartient. On trouvera de la beauté dans de terribles batailles, du courage dans la lâcheté des hommes, tout entrera dans la légende." (p. 110)

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29 août 2010

La folie de Roy

MV5BMTI4MzA4NDA1Ml5BMl5BanBnXkFtZTcwMTgxMjA0MQ____V1__SX99_SY140_"Le salon de musique" de Satyajit Ray,
avec Chhabi Biswas, Padma Devi et Gangapada Basu

Le Seigneur Roy est l'héritier d'une vieille famille de l'aristocratie bengalie à la fortune chancelante, l'un de ces nombreux roitelets indiens que le gouvernement britannique a privés de tout véritable pouvoir. La musique est sa seule vraie passion, et c'est une passion d'autant plus coûteuse que Roy se voit entraîné dans une compétition acharnée avec l'un de ses voisins, nouveau riche et parvenu, dont il tient toujours à surpasser les fêtes et les libéralités envers les musiciens...

Peinture de la rivalité sociale entre l'ancienne classe dominante et celle qui est sur le point de la supplanter, "Le salon de musique" est aussi - et même avant tout - un drame remarquable de pureté et de simplicité: le drame d'une passion destructrice. Car par amour pour la musique, Roy perdra tout: sa fortune, son épouse et son fils. Et lorsque les bougies du grand lustre du salon de musique s'éteignent pour la dernière fois, il ne lui reste plus d'alternative à la folie et à la mort, en une scène finale à laquelle Chhabi Biswas prête une extraordinaire intensité, qui n'eut pas déparé dans le rôle du Roi Lear et qui explique sans doute, au moins dans une certaine mesure, l'admiration sans borne qu'Akira Kurosawa - autre grand shakespearien devant l'éternel - vouait à Satyajit Ray.

"Le salon de musique" était présenté au cinéma Arenberg dans le cadre du festival Ecran total, le rendez-vous cinéma incontournable des étés bruxellois! 

28 août 2010

Dans un village de Vieille-Castille

“Vieilles histoires de Castille” de Miguel Delibes315WH3Q0VEL__SL500_AA300_
4 étoiles

Verdier, 2000, 59 pages, isbn 2864323192

(traduit de l’Espagnol par Rudy Chaulet)

Quarante-huit ans après l’avoir quitté, un homme s’apprête à revenir dans le village de son enfance tout en se remémorant quelques scènes de sa vie d’alors – c’était au début du XXème siècle – en dix-sept brefs chapitres qui s’enchaînent à la marabout - bout de ficelle.

Ce village se trouve en Castille, et même, puisque le titre original – “Viejas historias de Castilla la Vieja” - est plus précis, en Vieille-Castille, partie septentrionale de l’ancien royaume de Castille, région dont les cités les plus importantes ont nom Santander, Logroño, Avila ou Burgos, autant de villes où, à de rares exceptions près – notre narrateur, don Benjamín ou encore le curé, don Justo del Espíritu Santo - les habitants du village qui nous intéresse n’ont jamais mis les pieds. Mais vraiment, l’on pourrait aussi bien se croire en Estrémadure, dans le village où Camilo José Cela avait planté le décor de son premier livre, “La famille de Pascal Duarte”. C’est la même pauvreté. C’est la même terre aride, nourrissant chichement son homme, et où l’alcool – le vin du pays s’il descend vite dans le gosier, fait tourner les têtes encore plus vite – et parfois le sang coulent trop librement.

Et pourtant, quelle tendresse, teintée d’une pointe d’ironie, dans le regard que le narrateur de ces “Vieilles histoires de Castille” porte sur le village où il a grandi, et sur une vie qui, malgré ses rudesses, offrait aussi quelques beaux moments d’une joie tranquille. La pêche aux écrevisses dans le ruisseau Moradillo. Ou une escapade romantique, à l’ombre du bosquet de peupliers dits “les Amoureux”: “Et c’est là, au pied de ces peupliers, que se sont faits les mariages de mon village au cours des cinq dernières générations. Dans mon village, quand un garçon parle à une fille en pensant au mariage, il suffit qu’il l’assoie à l’ombre des peupliers pour qu’elle dise « oui » ou « non ». Cette tradition a mis fin aux déclarations amoureuses, qui, dans  mon village, qui est un village de timides, constituaient un sacré problème. Il est vrai que, parfois, l’ombre des peupliers donne naissance à un enfant, mais cela ne gêne pas l’évolution des choses car don Justo del Espíritu Santo n’a jamais refusé de célébrer un baptême et un mariage en même temps.” (pp. 37-38)

L’on comprend donc sans trop de peine le soulagement du narrateur à retrouver son village presque inchangé, quarante huit ans après son départ, même si ce constat d’immobilisme donne une image quelque peu inquiétante de l’Espagne de la première moitié du XXème siècle: “Quand je suis arrivé au village, je me suis rendu compte que seuls les hommes avaient changé, l’essentiel n’avait pas bougé et si Ponciano était le fils de Ponciano, Tadeo, le fils du père Tadeo, l’Antonio, le petit-fils de l’Antonio, le ruisseau Moradillo continuait de couler dans le même lit, au milieu des laîches et des roseaux et dans le raccourci de la Veuve, il ne manquait pas un tournant; étaient là aussi, solides face au temps, les trois amandiers du Ponciano, les trois amandiers de l’Olimpio, le peuplier de l’Elicio, le pigeonnier de la mère Zenona, la Butte de la Fortune, le bois des Encagoulés, la Pinède, les Pierres Noires, la Navette, par où les jeunes perdrix descendaient vers les champs de blé, les noyers de la mère Bibiana, les Amoureux, (…). Tout était comme je l’avais laissé, la poussière du dernier battage encore accrochée aux murs de pisé des maisons et aux clôtures des basses-cours.” (pp. 56-57)

Extrait:

“Quelque chose me pesait au-dedans et je me suis tu. Les alouettes piétaient entre les tas de fumier, sur les terres du père Tadeo, à la recherche des plus grosses mottes de terre pour y grimper, et dans le virage, deux cailles s’envolèrent tout près l’une de l’autre. « Si l’Antonio les chope » dit l’Aniano ; mais l’Antonio ne pouvait pas les choper sauf avec un filet, au printemps, car il ne gâchait pas de cartouche pour une caille, mais je n’ai rien dit parce que quelque chose me pesait au-dedans et je commençais à comprendre que c’était important d’être d’un village de Castille. Dès qu’on est arrivé au raccourci de la Veuve, je me suis retourné et j’ai vu la plaine avec les zigzags du chemin poussiéreux ; à gauche, les trois amandiers du Ponciano, à droite, les trois amandiers de l’Olimpio, et derrière les champs de blé tout jaunes, le village avec son clocher plat au milieu et les petites maisons de pisé tout autour, comme des poussins. Il n’y avait à tout casser, que quatre ou cinq maisons mais cela faisait un village, (…).” (p. 11)

25 août 2010

Sur les pavés... les fleurs

Tous les deux ans, à la mi-août, la Grand Place de Bruxelles se couvre d'un tapis de fleurs. L'édition de cette année 2010 a connu un gros succès de foule - le pourtour de la place, que les bégonias avaient laissé libre, était littéralement noir de monde. Et le mieux pour admirer l'ensemble était encore de prendre un peu de hauteur, en se perchant par exemple sur le balcon de l'Hôtel de Ville, exceptionnellement ouvert au public pour l'occasion.

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La Grand Place de Bruxelles et son tapis de fleurs (Cliché Fée Carabine)

Pour en savoir plus...

20 août 2010

Six semaines de pur bonheur et les pieds dans l'eau

"Aventures en Loire (1000 km à pied et en canoë)" de Bernard Ollivier511hggFfOPL__SL500_AA300_
4 étoiles

Phébus, 2009, 267 pages, isbn 9782752903976

C'est au mois d'août 2008 que Bernard Ollivier trouve enfin le temps de réaliser un vieux rêve, dont l'idée lui avait été soufflée à l'oreille vingt ans plus tôt par son collègue d'alors au Matin de Paris, Jean-Paul Kauffmann, peut-être même un rêve plus ancien encore, né dans l’enfance et le temps des jeux sur la périssoire que Bernard Ollivier avait construit avec son frère: descendre le cours de la Loire de ses sources (et c'est qu'il y en a au moins trois: une véritable, une authentique et une géographique, comprenne qui pourra...) jusqu'à Nantes et l'entrée de son estuaire. Entamé à pied, son périple se poursuivra au bord d'un canoë vert foncé que son nouveau propriétaire s'empresse illico de surnommer Canard. Et c'est que novice dans l'art de la navigation et s'étant refusé à s'entraîner en vue de son voyage - car l'aventure pour lui, ça ne se prépare pas – il a tout d'abord bien du mal à maîtriser l'animal ;-). Avançant à la force des jambes puis des bras, notre homme – vous l'aurez compris – fonctionne avant tout à l'humour, et tout autant à l'amitié.

Amitiés au hasard des rencontres et des conversations nouées devant quelques canons ou autres fillettes, puisque c'est ainsi que l'on baptiste en Pays de Loire, les verres dans lesquels on déguste les nectars de ce terroir si riche en vignobles.

Amitiés scellées par la lecture. Lecture des trois volumes d'un précédent voyage de Bernard Ollivier – à pied celui-là – le long de la route de la soie, et dont les afficionados seront nombreux à croiser sa route. Lecture aussi des livres qu'il se coltine dans son bidon étanche, et dont il rencontrera les auteurs au fil de son expédition.

Amitiés nouées enfin avec les amis d'amis d'amis... ce qui fera dire à notre homme: "J'ai l'impression d'être un de ces galets plats lancés de la rive. Je ricoche d'hôte en hôte, avec un bonheur sans pareil." (p. 140)

Et ainsi, de l'effort physique à l'amitié, entre grande histoire et petites tranches de vie, tout est dit - ou presque - des 260 pages de ce récit de bonheur pur dans la beauté d'une lumière incomparable et l'envol des oiseaux sauvages. C'est simple, c'est bon, ça fait du bien et on en redemande. Et au fait, un petit tour en Anatolie, ça vous dirait?

Extrait:

"L'arrivée à Digoin est somptueuse. La Loire coule sous le pont-canal et, à ce moment précis, un bateau l'emprunte. Vision surréaliste: je suis sur le fleuve et j'arrive sous un ouvrage au sommet duquel glisse un énorme bateau à moteur. Juché sur le cabine, un gros chien noir aboie en direction des promeneurs venus voir naviguer les péniches, massés sur les trottoirs de chaque côté de l'eau. Sous le pont de pierre, je découvre que de grosses dalles tapissent le fond entre chaque arche. Le niveau de la Loire est si bas que que je marche sur ces fondations de granit pour permettre à Canard de franchir l'obstacle. La petite chute qui suit est périlleuse car de grosses pierres risquent de me jeter bas. Je préfère retenir le canoë avec la corde, puis remonter à bord lorsque le flux s'est calmé. Là-haut, sur le pont-canal, les curieux penchés sur la rambarde ont suivi l'opération délicate. Ils applaudissent l'artiste. Je salue et tout le monde rit." (pp. 123-124)

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18 août 2010

Dans le salon bleu...

"En visite chez James Ensor",
Mu.ZEE, Ostende
jusqu'au 29 août 2010

Dans la série des célébrations autour du peintre né à Ostende il y a tout juste 150 ans, après la rétrospective des Museum of Modern Art-Musée d'Orsay et l'exposition des dessins de la collection Dexia, et avant "Ensor démasqué" à Bruxelles, l'exposition que lui consacre le Mu.ZEE* de sa ville natale se distingue par une approche toute particulière et bien éloignée d'une muséographie classique.

 

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En visite chez James Ensor, Mu.ZEE, Ostende (Cliché Fée Carabine)

C'est en effet à une véritable immersion dans l'intimité d'Ensor que nous nous trouvons conviés ici. Dans un décor feutré recréant l'ambiance du salon bleu de la maison du peintre - lumières tamisées, tapis moelleux, fauteuils et canapés confortables qui invitent à la flânerie tandis que des documentaires d'Henri Storck projetés sur grand écran replongent le visiteur dans l'atmosphère de la reine des plages au début du siècle -, les oeuvres d'Ensor se mêlent aux curiosités, montages de coquillages dont sa famille faisait commerce, mais aussi aux lettres, livres et partitions. L'ensemble est organisé selon une série d'espaces abordant chacun une thématique particulière: "Ensor et la musique", "Ensor et la littérature", "Les portraits", "Les natures mortes et les scènes d'intérieur"... L'accrochage y est réalisé "à l'ancienne", les tableaux, dessins et gravures entassés les uns au-dessus des autres. Mais on n'en tombe pas moins sous le charme de certaines petites vues des rues et des environs d'Ostende, tandis que les oeuvres plus grinçantes ne perdent rien de leur charge de vitriol.

* Il s'agit bien sûr d'un jeu de mot, sur museum (musée) et zee (mer).

Le site du Mu.ZEE [en Néerlandais]

Article dans La libre Belgique

Vous trouverez aussi dans mon chapeau, un billet consacré à l'exposition "Ensor démasqué"

17 août 2010

Des racines oubliées

"Le regard de l’Inde" de V.S. Naipaul418ubF6pOXL__SL500_AA300_
3 ½ étoiles

Grasset, 2010, 105 pages, isbn 9782246751519

(traduit de l’Anglais par François Rosso)

Lors de ma lecture de "L’Inde, un million de révoltes", l’essai monumental que V.S. Naipaul a consacré à la terre de ses ancêtres, j’ai été profondément marquée par le mélange, passionnant mais parfois inconfortable, de familiarité et d’étrangeté qui imprégnait son regard sur le pays de ses racines. Un pays que ce petit-fils d’émigrés indiens à Trinidad n’a découvert qu’à l’âge de trente ans. Et tout justement, "Le regard de l’Inde" revient plus en détails sur ce que V.S. Naipaul connaissait de ce pays avant de pouvoir s’y rendre en personne: une vision sans aucun doute très fragmentaire qui s’alimentait à une histoire familiale elle-même tronquée car ainsi que nous le confie l’auteur, "Je connais mon père et ma mère, mais je ne peux aller au-delà. Mon ascendance est brouillée. Mon père a perdu son père lorsqu’il était encore bébé. Telle est l’histoire qui m’est parvenue, et tout ce qui remonte si loin n’est qu’une histoire de famille, sujette à des enjolivures ou à l’invention pure et simple, si bien qu’on ne saurait s’y fier." (p. 9)

Entre les premières migrations de travailleurs indiens vers Trinidad, dans les années 1880, et les premiers pèlerinages des descendants des émigrants au pays de leurs origines, dans les années qui suivirent la deuxième guerre mondiale, tout un pan de mémoire s’est perdu que V.S. Naipaul, suivant l’exemple de son père, a tenté de retrouver à travers ses lectures. "Le regard de l’Inde" passe ainsi, presque brutalement, de l’évocation de souvenirs familiaux à l’exercice de la critique littéraire portant tout particulièrement sur les autobiographies de Rahman Khan - un ouvrier indien émigré au Surinam, et dont la trajectoire est sans doute comparable à celle des grands-parents de V.S. Naipaul – puis de façon à première vue plus surprenante, du Mahatma Gandhi et de son compagnon du combat pour l’Indépendance, Nehru, trois sources auxquelles V.S. Naipaul s’est nourri pour se forger une image de l’Inde – on l’a dit - décidément très fragmentaire. L’ensemble peut paraître des plus disparates, et "Le regard de l’Inde" du même coup quelque peu décousu. Mais ce n’en est pas moins un bon complément à la lecture de "L’Inde, un million de révoltes" auquel il offre en quelque sorte un point de départ.

Extrait:

"La première migration, depuis l’Inde, avait eu lieu entre 1880 et 1897. Je suis né en 1932. La plupart des adultes que j’ai connus dans mon enfance devaient se souvenir de l’Inde.. Mais on n’en parlait jamais. Ceux qui finirent par en parler, huit ou dix ans après ma naissance, appartenaient à la nouvelle génération, éduqués à la nouvelle mode, et leur discours était politique : il évoquait le mouvement de libération et le nom de ses héros. L’Inde du mouvement de libération, un pays dont parlaient les journaux, semblait étrangement distincte de l’Inde plus domestique et plus intime d’où nous étions venus. De cette Inde-là, nous n’entendions rien dire.
Non que nous ayons oublié ou voulu oublié, en tant que colons, d’où nous venions. Au contraire. L’Inde de nos origines ne se laissait pas oublier. Elle imbibait nos vies, notre religion, nos rites, nos fêtes, une grande partie de notre calendrier sacré, et jusqu’à nos idées sur la société; l’Inde continuait de vivre en nous, même quand nous commençâmes d’en oublier la langue. C’est peut-être à cause de cette persistance complète de l’Inde que nous ne pensions jamais à demander des nouvelles du pays à des gens venus de là-bas et dont les souvenirs devaient être assez frais. Et quand nous perdîmes cette notion d’entièreté et qu’un nouveau sentiment de l’histoire nous conduisît à nous interroger sur les circonstances de notre migration, il était trop tard. Beaucoup des personnes âgées que nous aurions pu questionner sur leur vie là-bas étaient mortes (…)"
(pp. 18-20)

D'autres livres de V.S. Naipaul, dans mon chapeau: "Dans un état libre", "A la courbe du fleuve", "Among the believers - an islamic journey" et "L'énigme de l'arrivée"

V.S. Naipaul était l'auteur des mois de juin et juillet 2010, sur Lecture/Ecriture.

13 août 2010

“L’œuvre qu’on ne peut pas finir”

51ksBHRIuWL__SL500_AA300_“Déluge” de Henry Bauchau
5 étoiles

Actes Sud, 2010, 170 pages, isbn 9782742789894

Réfugiée dans un petit port du Sud de la France, où des amis sont prêts à la soutenir face à la maladie qui l'atteint, Florence a trouvé plus vulnérable qu'elle en la personne de Florian, un peintre pyromane dont le génie flirte bien souvent avec la folie. Après bien des déboires, Florian s'est posé là pour tenter d'accomplir ce qui sera peut-être sa dernière oeuvre importante, sa vision du Déluge et de l'arche... Et s'engageant à ses côtés, Florence retrouve certes un but, mais surtout elle emprunte à son tour la voie de la création comme cheminement intérieur, chemin d'expérimentation, d'accomplissement et parfois même de délivrance ou de guérison. Vision du mur contre lequel on butte et que peut-être l'on finira par percer: “Il continue d’accumuler, les uns au-dessus des autres, les cartons qu’il dessine. Cela fait une sorte de muraille. Sur le dernier il y a le mur du bassin, celui qui est du côté de la mer. Il semble indestructible. La vie est trop courte, avec la maladie qui va me ronger bientôt, on n’arrivera jamais à percer ce mur. Jamais à revoir la pleine mer, du lieu d’immondices où on est. Le lieu qu’on ne doit pas quitter, qu’on ne veut pas quitter.” (p. 64)

"Déluge" est – simplement, si l'on veut, mais au fond rien n'est simple - le récit du travail de Florian, de Florence et de leurs amis, le récit non de la destruction d'un monde mais de sa création même si l'on ne pourrait que trop aisément basculer de l'un à l'autre, d'un mouvement porté par de grandes eaux souterraines. C'est le récit d'un cheminement éclairé de loin en loin par la thérapeute de Florian, le Dr Hellé, qui se retire insensiblement de la vie de son protégé, contrainte par la maladie qu'elle dépeint en ces termes: “Voilà que soudain je suis tombée dans mon corps comme on dégringole dans un trou, qu’on tombe à la renverse dans une passion déchirante ou un très grand amour. Ma pensée est seule à me soutenir encore.” (p. 167). Hellé qui s'impose ainsi comme la nouvelle incarnation - après la Sibylle, après Diotime, un peu différente, un peu la même – de Blanche Reverchon-Jouve* dans l'oeuvre de l'ancien patient qu'elle contribua à amener vers l'écriture au cours de la psychanalyse qu'ils poursuivirent ensemble de 1947 à 1951: le temps d'un ultime hommage qui est aussi l'acte d'accession à l'indépendance d'un homme et d'un artiste, désormais engagé sur son propre chemin de créateur.

Revisitant donc l'un de ses thèmes de prédilection, un thème qui irriguait déjà "Oedipe sur la route" et "L'enfant bleu" et dont toute la charge vécue se manifestait aussi dans "L'atelier spirituel", Henry Bauchau lui prête ici une forme dépouillée à l'extrême. Loin de moi l'idée de suggérer que ses précédents ouvrages se dispersaient en vaines enjolivures – ce n'était pas du tout le cas -, mais il n'y a ici plus un fait, plus un détail en trop. Tout est indispensable. Le moindre mot, la moindre phrase serrent au plus près, au plus nu la vie et l'expérience jusque dans ce qu'elles peuvent avoir de plus mouvant. Le moindre mot, la moindre phrase serrent au plus juste cette chose merveilleuse et incertaine qu'est “l’œuvre qu’on ne peut pas finir parce qu’elle va vers la vie. La vie qui continue et qui continuera sous des formes imprévisibles.” (p. 164)

* On retrouve d'ailleurs Blanche Reverchon-Jouve, décrite pratiquement dans les mêmes termes mais cette fois par la bouche de son époux, le poète Pierre-Jean Jouve, cité dans le journal d'Henry Bauchau en date du 29 juillet 1972: "(...) soudain avec cet accident elle est tombée dans son corps. Elle dépend de lui, elle y est enfermée..." (in "Les années difficiles (journal 1972-7983)", Actes Sud, 2009, p. 42)

Extrait:

“Il a peint là le squelette terrifiant de l’arche. Aucune chair, rien que des membrures en attente. Ce squelette est immense, il déborde la colline, il dépasse nos forces et la rapidité avec laquelle Florian l’a édifié montre que le déluge approche. Ce squelette de couleur claire dit la puissance de la vie, venue au secours de la race des hommes. Le ciel qui se couvre annonce le début du déluge, et on voit que Florian pense malgré lui : les hommes ne changeront pas. Ils seront toujours les mêmes, surchargés de désirs impossibles, et prêts à se précipiter, la tête haute, dans le malheur, les guerres et les famines. Ce que nous voyons sous le pinceau de Florian est triste, désespéré peut-être, mais admirable de force et de couleurs. Je pense : Oui, l’homme est quelque chose de terrible.” (pp. 135-136)

D'autres livres d'Henry Bauchau, dans mon chapeau: "Le régiment noir", "Diotime et les lions" et "La pierre sans chagrin"

Et d'autres encore sur Lecture/Ecriture.

12 août 2010

La reine des plages...

Samedi dernier, la reine des plages s'était parée de gris...

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Ostende, sa plage et ses cabines... (Cliché Fée Carabine)

10 août 2010

Fuir la réalité

“Le sacristain romantique de Rånö” d’August Strindberg41Bj1hb2KjL__SL500_AA300_
4 étoiles

Viviane Hamy, 2009, 95 pages, isbn 9782878582963

(traduit du Suédois par Elena Balzamo)

Lorsque nous faisons la connaissance d’Alrik Lundstedt, ce jeune homme débordant d’ambition s’apprête à quitter son village et son emploi de commis d’épicerie pour monter à Stockholm y reprendre des études au Séminaire et à l’Académie de Musique. Mais les enthousiasmes des premiers temps feront longs feux, et le jeune Alrik devra comme beaucoup de ses camarades accumuler les petits boulots – choriste à l’opéra, professeur de chant ou répétiteur – pour subvenir à ses besoins tout en poursuivant sa formation. Et, comme beaucoup de ses camarades, il finira par renoncer à ses velléités d’ascension sociale et par se contenter d’un emploi subalterne, comme sacristain et maître d’école dans son village natal.

De cette tragédie si banale et prévisible, August Strindberg tire pourtant un texte paré de tous les charmes des contes de fée car, à l’instar de la Gerda du “Pélican”, Alrik Lundstedt est un grand rêveur, un de ces héros typiquement strindbergiens qui préfèrent le songe à une réalité trop rude. L’imagination d’Alrik se révèle d’emblée capable de parer de magie les circonstances les plus ordinaires de sa vie à la campagne. Et l’ensorceleuse se fera chaque jour plus chatoyante, à mesure que le jeune homme verra ses ambitions déçues et les secrets trop lourds de son enfance affleurer à la surface de sa conscience…

La tragédie d’Alrik est banale, certes, et son histoire bien courte. Mais August Strindberg n’a sans doute jamais donné forme plus séduisante à ce qui s’impose comme l’un de ces thèmes de prédilection: l’opposition du réel et du rêve.

Extrait:

“Puis, fatigué par tant de musique, il quittait l’église pour se promener le long de la côte, de préférence aux endroits ouverts sur le large. Là, sans être dérangé, il découvrait des tas de choses dont son imagination s’emparait et avec lesquelles elle jouait. Trouvait-il un bouchon coincé dans la dentelle noire qui marquait la limite de l’écume, aussitôt une histoire commençait: le bouchon arrivait de Russie, et une demi-heure durant il dérivait sur la bouteille qu’on avait débouchée pour la servir au déjeuner du tsar, ou sur l’arrière-petit-fils de quelque héros de L’Enseigne Stål qui y avait un jour enfoncé son tire-bouchon; un tolet cassé était le point de départ pour un naufrage dans des conditions dramatiques; il examinait minutieusement chaque bouteille vide pour vérifier si elle ne contenait pas un message stipulant les dernières volontés d’un naufragé. Quand les poubelles de la mer ne lui fournissaient plus de jouets, il s’allongeait sur un rocher et redessinait les nuages, repeignait les vagues, remodelait le bord de mer, rebaptisait les écueils, les îlots et les anses.” (p. 58)

D'autres livres d'August Strindberg, dans mon chapeau: "Mademoiselle Julie" - "Le Pélican", et d'autres encore sur Lecture/Ecriture.

Et pourquoi ne pas prolonger cette lecture par une visite du Musée Strindberg?

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